Publié le 25 juin 2020

Enseignant-chercheur à l’EM Normandie, Sabrina Tanquerel a pour spécialité  la gestion des ressources humaines. Ses recherches portent sur les politiques d’équilibre entre le travail et la vie privée, les comparaisons transnationales sur l’interaction entre les sphères professionnelle et non professionnelle, l’égalité des sexes et le bien-être au travail.

Sabrina Tanquerel a accepté de répondre à quelques questions sur ce sujet d’actualité qu’est le télétravail. Une nouvelle organisation, à laquelle ont eu recours les cabinets d’audit pendant le confinement.

  • Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste le télétravail ? Avant le confinement, cette organisation était-elle déjà pratiquée par les entreprises ? Dans quelle proportion ?

Le télétravail désigne « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication » (Ordonnance n°2017-1387 du 22 septembre 2017 – art. 21)

Avant le confinement, le télétravail restait un choix embryonnaire en France, ne concernant que 7% des salariés (DARES, 2019). Il est non seulement en passe de devenir une pratique répandue : 8 millions de Français auraient basculé en télétravail pour éviter les déplacements et lutter ainsi contre la propagation du Covid-19[i] ; mais ses modalités ont été amendées : il peut désormais s’effectuer sans l’accord du salarié (article L 1222-11 du code du travail), et s’exercer avec les enfants à la maison…

[i] Enquête réalisée par Censuswide et commandée par Glassdoor sur 1001 employés de bureau français entre le 13 et le 16 mars 2020.

  • Selon vous est-ce une évolution temporaire ou bien une vraie révolution dans l’organisation du travail ?

Je pense plutôt qu’il s’agit d’une évolution qui aura des répercussions significatives et durables sur les modalités d’organisation du travail : cette crise aura incontestablement des impacts sur l’organisation des temps et espaces de travail, les conditions d’exécution du travail, le management (à distance), le leadership, le contrat psychologique avec l’employeur, les modalités de contrôle du travail, etc… Nous vivons une période fascinante qui va marquer notre rapport au travail et à l’entreprise.

  • Quels sont les avantages du télétravail pour les salariés et les organisations ?

S’il est correctement préparé, piloté et organisé, le télétravail permet une meilleure qualité de vie du fait de la souplesse offerte aux salariés dans la gestion de leur temps de travail (Dumas et Ruillier, 2014). Les bénéfices démontrés du télétravail pour le salarié et pour l’entreprise sont nombreux: autonomie, gain de temps, liberté d’organisation, réduction du temps de transport, de la fatigue et des coûts liés aux trajets domicile-travail, meilleure concentration, gain de productivité, diffusion de nouvelles technologies, baisse de l’absentéisme, meilleur équilibre entre travail et vie personnelle, image de l’entreprise.

  • Quels sont les points de vigilance ?

Néanmoins, les défis sont également multiples. Le télétravail modifie les repères spatio-temporels des salariés et accentue la porosité des frontières entre les différentes sphères de vie. Cette porosité peut engendrer une intrusion du travail dans la vie privée (plus fréquente) et/ou l’empiètement de la famille sur le travail. Cette configuration est particulièrement vraie dans le contexte actuel où la présence de la famille aux horaires de travail peut induire des interruptions qui le perturbent, des difficultés à se concentrer, associées souvent au sentiment de ‘devoir’ envers la maison ou la famille qui favorise l’éparpillement et la culpabilisation du fait d’une moindre productivité.

  • Comment accompagner ce changement de culture organisationnelle, et gérer les freins éventuels ?

De nombreuses études mettent en lumière les conditions de réussite du télétravail : conditions techniques et matérielles bien-sûr, mais aussi conditions humaines.

A un niveau individuel, elles soulignent l’importance de la segmentation et des stratégies d’endiguement pour limiter la confusion des genres entre sphères privée et publique:

  • Disposer d’un espace de travail dédié et séparé des autres espaces collectifs de la maison afin de faciliter la mise en condition ‘mentale et physique’ du travail;
  • S’imposer des limites pour éviter la surcharge: savoir « quand arrêter le travail » devient une compétence à part entière ;
  • Se fixer des objectifs et des rituels (objectifs à atteindre, pauses…) ;
  • S’imposer des règles pour limiter les distractions et en informer ses proches ;
  • Ne pas s’isoler de sa communauté et continuer à communiquer avec ses équipes, sans pour autant tomber dans les dérives de démontrer sa disponibilité et son implication à toute heure de la journée. Vous n’êtes pas un chatbot disponible 24h/24 et 7jours/7.

A un niveau organisationnel, les entreprises doivent garantir des conditions techniques de travail adaptées et doivent accompagner leurs salariés dans cette segmentation et ce changement de culture. Le télétravail est un changement de paradigme, une nouvelle philosophie qui doit amener l’organisation et ses managers à repenser leur mode de fonctionnement, leurs modalités de coopération, d’évaluation et de confiance, afin d’intégrer le fait que ‘le management de visu’ n’est plus le seul mode de management possible. Or, “l’accompagnement de la transformation de l’organisation du travail liée au télétravail est absent dans la majorité des entreprises. Il est encore considéré comme allant de soi…” (Les Echos, 2019).

Ainsi, le télétravail requiert un changement de paradigme pour les entreprises et leurs managers et une autodiscipline de la part des collaborateurs : le télétravail se pense, s’apprend, et s’organise. Certes, la situation sans précédent que nous vivons actuellement aura incontestablement un impact sur l’accès et l’assouplissement des politiques de télétravail des entreprises. Toutefois, ce contexte singulier rend les conditions d’exercice de celui-ci bien différentes de la nature du télétravail habituel : le télétravail est aujourd’hui contraint, quotidien et se juxtapose à la garde des enfants. Des circonstances exceptionnelles qui peuvent en exacerber ses pièges et aggraver les risques de surcharge.

  • Percevez-vous outre le télétravail d’autres changements dans l’organisation du travail ?

Je pense que cette crise nous incite à nous interroger sur notre rapport à l’espace et au temps de travail, de repenser nos organisations et nos manières de travailler.

Dans une certaine mesure, cette crise aura fait évoluer les référentiels et les mentalités dans de nombreuses entreprises. L’entreprise s’est construite sur une même unicité de temps, d’espace et d’action : unité de temps, unité de lieu et unité d’action sont restées pour beaucoup les référentiels du « travail ». Ceci explique en partie les réticences à adopter le télétravail car, si un salarié échappe au temps et au lieu, il échappe, peu ou prou, au référentiel traditionnel du travail basé sur la visibilité et le contrôle. De nombreux chercheurs démontrent que la présence physique au travail est encore assimilée à de la fiabilité, et que la présence et disponibilité au-delà des heures de travail sont perçues comme un signe d’engagement et de motivation (‘ideal worker’). Cette crise a révélé qu’il est urgent de distinguer présence et travail. Le fait d’être à distance n’aura pas empêché nombre de salariés d’être productifs. Et tout un chacun sait que le fait d’être physiquement au bureau n’est pas toujours synonyme de travail et d’efficacité…

Cette crise questionne également le rôle du management et des managers. Le management à distance a été largement expérimenté par tous ceux qui avaient des équipes à gérer. Or ce management exige des compétences spécifiques auxquelles de nombreux managers n’ont pas été préparés ni formés. La distance tolère peu l’improvisation, elle ne laisse que peu de place au charisme, la distance exige des postures adaptées de la part des managers pour éviter que le management à distance ne se transforme en mise à distance du management. Envisager que l’on peut faire à distance la même chose qu’à proximité, tenter à tout prix de reproduire la même organisation, le même nombre de réunions, le même type de reporting que dans un contexte classique de proximité sont autant de pièges à éviter.

D’autres normes de comportements, de collaboration, de communication, de confiance et de contrôle sont à réinventer : gageons que cette crise sera l’opportunité d’en construire les fondamentaux !


Pour aller plus loin :

Tanquerel, S., Condor, R. (2020), ‘Chief Happiness Officer : quelles contributions au bien-être en entreprise ?’, Gérer et Comprendre, n°140, Juin 2020  http://www.annales.org/gc/2020/resumes/juin/01-gc-resum-FR-AN-juin-2020.html#01FR

– Tanquerel, S. (2020), ‘Qualité de vie au télétravail : entreprises et salariés sont-ils prêts ?’. https://blog.ecole-management-normandie.fr/qualite-de-vie-teletravail-entreprises-salaries-prets/

– Tanquerel, S. (2020), ‘Les hommes et l’équilibre vie professionnelle- vie personnelle : entre blocages et nouvelles masculinitéshttps://fnege-medias.fr/les-hommes-et-lequilibre-vie-professionnelle-vie-personnelle-entre-blocages-et-nouvelles-masculinites/

– Tanquerel, S., Grau-Grau, M. (2019), ‘Unmasking work-family balance barriers and strategies among working fathers in the WorkplaceOrganization. (CNRS: 1 ; FNEGE: 2 ; HCERES: A)https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1350508419838692